lundi 1 décembre 2014

SUR LES RUINES DU JUGOTON

Si Deda/Djeda (*) Mraz, le Père Noël (**) yougo, figure parmi les lecteurs de ce blog, il trouvera ci-contre ma commande. Cette compil, dont le délicieux visuel devrait refroidir le buzz éculé des pires pochettes d'album yougoslaves, est sortie en novembre en Croatie (et dans le monde via le net, pour acheter c'est ici). 

Elle s'inscrit dans un revival electro qui agite la branche cybernostalgique de la Yougosphère en ce moment, revival qui s'est déjà illustré par d'autres compilations de musique électronique.  

L'impatience d'avoir en main "Electronic Jugoton" est d'autant plus grande que l'on sait que c'est l'infatigable Željko Luketić (Konrad Medvedov à la scène), mémoire vivante de la culture électro yougo des origines à nos jours, qui est aux manettes de la compil. On avait déjà brièvement présenté dans "Borghesia et le Zeitgeist" cet acteur phare de la scène zagréboises, qui a grandement contribué à ce que la capitale croate, passé certains errements durant les années Tudjman, renoue avec un certain héritage underground qui a toujours su cohabiter en bonne intelligence avec les palais jugendstil, les ruelles du vieux centre, les anciens fleurons de l'industrie où les tours de l'urbanisme socialiste. On avait aussi déjà brossé le portrait de cette scène électronique yougoslave d'hier et d'aujourd'hui dans le même post, et on n'y reviendra donc pas ici...

Avec "Electronic Jugoton", le choix de Luketić, et de son acolyte Višeslav Laboš, a été de sortir du strict registre underground, lequel demeure présent, pour ratisser au plus large et éclairer la place de l'électronique dans la musique yougoslave, de la variété au rock en passant par la disco, le tout agrémenté de quelques raretés bien choisies comme cette version méconnue de "Devica" ("la vierge"), hit vénéneux des années 80 sur la perte de virginité féminine (et peut-être sur la malsaine obsession masculine qui y est liée), de Laboratorija Zvuka de Novi Sad, beaucoup plus minimale et habitée que la très Moroderienne version que l'on trouve généralement sur youtube.



En dépit de quelques "vintageries" peut être un peu datées (mais c'est là aussi le principe d'une anthologie) et de 2-3 plans un peu trop variétoches à mon goût, le projet tient la route et la liste des morceaux laisse présager quelques beaux plaisirs auditifs à qui confesse comme moi un attrait coupable pour les gros synthés qui tâchent, l'electro hors d'âge et autres champs sonores magnétiques.

Dans le sillage de la parution de cette compil, un autre événement s'est déroulé à Zagreb récemment: le Musée Technique de la ville y a présenté l'expo "Jugoton, istočno od raja" /"Jugoton, à l'est d'Eden", consacrée au fameux label Jugoton, dont le lecteur attentif aura déjà remarqué qu'il figure aussi dans le nom de la compilation. 


Qu'une institution culturelle croate inventorie la mémoire d'un fleuron de l'industrie discographique yougoslave est déjà en soi suffisamment intrigant pour qu'on ait envie de s'y pencher. C'est un signe assez fort dans un pays où évoquer publiquement "les côtés positifs de la Yougoslavie" peut encore susciter, au mieux, sèche mise au point, au pire, insultes et agressivités, et où le déni officiel de cette période génère des aberrations comme des plaques historiques au coeur de jolis villages "chargés d'Histoire" où la chronologie laisse un grand blanc entre 1918 et 1991...

Comme pour le Politikin Zabavnik, sur lequel ce blog s'était penché en début d'année, l'histoire de Jugoton est intrinsèquement liée à celle de la Yougoslavie, et témoigne de ses tropismes affichés vers la pop-culture occidentale. Comme l'explique un intéressant article du portail croate "Forum" (à lire ici si vous parlez la langue), citant l'historien Dean Vuletic, c'est le parti communiste yougoslave qui est à l'origine du phénomène Jugoton. 



D'abord dévolu à la musique traditionnelle et à la musique classique, le label, qui se développe au départ en ravivant des usines locales de pressage de disque, va évoluer à partir du clash entre Tito et Staline vers un registre clairement plus pop.

Les autorités communistes voient, paradoxalement, dans la culture populaire occidentale un bon moyen de fédérer, d'unifier, de construire et de moderniser le jeune Etat socialiste, composé de peuples de traditions et d'héritages différents. 

Le but est aussi de conforter, en interne comme un externe, la voie à part qu'emprunte le pays, "ni à l'est ni à l'ouest", qui se concrétisera politiquement dans le non-alignement.

Clin d'oeil au "roadrunner" ? La mascotte de Jugoton

Le nom lui même est un parti pris, répercutant l'ambition que les Yougos donnent le ton, le mot "ton" (prononcer "tône") venant du français "ton" avec à peu près le même sens, notamment sur le plan musical. On peut aussi y voir un emprunt à l'allemand "Ton", qui signifie "son", ce qui est aussi une lecture possible du nom, qui inviterait le "son" yougo à donner le "ton", non seulement du Vardar au Triglav, mais aussi à l'extérieur des frontières. Une mission dont Jugoton s'est acquittée avec des succès certains, le label signant la plupart des artistes yougoslaves de rock, de jazz, et de variété, et obtenant par ailleurs les licences de nombreux groupes occidentaux, comme en atteste la page wikipédia anglophone dévolue à l'entreprise. 



Curiosités: T.Rex et Bowie en pressage yougo

Etonnante pochette pour un 45 T des Beatles, 
à l'esthétique très "spoutnik"/"soviétisante" .

Jugoton est aussi un fleuron, une vitrine, du modèle économique et social yougoslave: ses usines, situées dans le quartier de Dubrava à Zagreb, sont desservies par le réseau de bus de la boîte, et bénéficient d'infrastructures modèles. Les ouvriers peuvent s'y faire soigner, les ateliers sont du dernier cri. L'identification à la boîte est forte. On est fier d'y travailler.


Le bus direct pour l'usine Jugoton à Zagreb.


Les ateliers de pressage.

Bonne ambiance en salle de vérification des enregistrements.

La firme croate irrigue toute la fédération, ouvre et gère des magasins de disque. Jugoton donne le ton à 380°: dans son sillages sortent des magazines, les pochettes mobilisent la crème de la crème des graphistes et illustrateurs de l'époque, l'industrie musicale s'y structure, et le label est aussi une caisse de résonance de la vie (pop-)culturelle nationale, du Festival d'Opatija, la réponse yougoslave - dès la fin des années 50 - au Festival de San Remo (avec un répertoire parfois tout aussi pathétique), à l'Eurovision, où le groupe Riva (signature Jugoton, CQFD) remportera le palmarès en 1989 ...un des derniers moments de liesse populaire et interyougoslave avant la dislocation du pays (après celles des JO de Sarajevo et de la Palme d'Or pour "Papa est en voyage d'Affaire").


La minute ringarde de Yougosonic : 
Riva, vainqueur de l'Eurovision 89.

Bénéficiant de conditions bienveillantes, les stars de la pop se montreront volontiers redevables auprès du régime, les slogans communistes ou les hommage à Tito constitueront la matière de certains hits célèbres. 

"Računajte na nas"/"comptez sur nous", 
chanson de Djordje Balasevic, symbolisant l'adhésion de la jeunesse au communisme.

"Druže Tito mi ti se kunemo!"/"Camarade Tito, nous te prêtons serment"
Chanson souvent chantée par les pionniers, reprise dans un style emphatique à la Sardou par
Zdravko Colic.

Ces relations entre pouvoir et show-biz ne sont pas l'apanage de la Yougoslavie ni même d'un Etat autoritaire, mais les intrigues d'appareil du système communiste et les pratiques d'inspiration clanique de la politique balkanique en grossissent les caractéristiques. Cet alliage sera habilement recyclé bien plus tard, dans le turbofolk ou dans le rock patriotique d'un Thompson, pour citer des exemples connus de tous. 


Pochette de Prljavo Kazaliste, littéralement "théâtre sale".

L'une des particularités de Jugoton est d'avoir su, à l'instar du régime, tolérer en son sein ses propres fous du roi, signant, à côté du mainstream, nombreux groupes punks et new wave, peut-être pas les plus radicaux, mais posant parfois, dans le double langage codé propre à la survie en environnement semi-totalitaire, quelques ironies, critiques ou bris de tabou sur la société ou le régime. Pris au dépourvu au départ par le boom du punk et de ses dérivés, dont il ne parvient pas à enrayer l'engouement, le régime se montre finalement relativement tolérant avec une scène qui, globalement, poursuit les buts fondateurs de la pop made in Yugoslavia, à savoir fédérer des populations disparates dans le creuset d'une culture jeune, moderne, ...et pourquoi pas, gentiment frondeuse.


Soirée "novi talas"(***)/"nouvelle vague" au club SKC de Belgrade en 1983.

Si la fronde est trop forte, la censure opère discrètement. Autre méthode encore plus subtile, l'attribution, par une commission ad-hoc, de l'étiquette "šund", de l'allemand "Schund" (prononcer "chound" dans les deux cas), qui signifie au sens premier "déchet", et désigne au figuré une production artistique kitsch, d'un goût douteux ou sans grande valeur. Ce qu'on appelle en français la "littérature de gare" se dit "šund literatura" en serbo-croate, de l'allemand "Schundliteratur". Le terme a visiblement fait souche dans l'Europe communiste puisqu'il existe aussi en bulgare et qu'on brûlait de la "Schundliteratur" dans les premières années de la RDA. En Yougoslavie, point d'autodafé de disques (ça viendra plus tard, on y vient dans quelques paragraphes), mais une simple étiquette avec le fameux mot faisait basculer le disque dans une catégorie de prix moins abordable pour les enfants du socialisme en mal de sonorités électriques contestataires. Les groupes punks ne seront pas à proprement parler interdits mais ne seront pas considérés comme de la "musique de bon goût" et leurs disques seront plus chers. Le "šund" sera cependant peu à peu abandonné, il n'aura de toute façon pas obtenu les résultats souhaités en termes de censure économique, au contraire, la présence de l'étiquette finira même par être un signe de qualité pour les amateurs de punk et de new-wave. Par ailleurs, le mouvement punk et ses dérivés ont aussi leurs soutiens au sein des organisations de jeunesse.  

Entre "bon goût" et censure, les groupes  se retrouvent parfois au beau milieu de la ligne à ne pas franchir. Par exemple, les célèbres Idoli apparaîtront volontiers en chantre du non-alignement, avec "Maljciki", pied de nez à une certaine grandiloquence russo-soviétique.



Pourtant, la vidéo ne sera plus diffusée à la télévision, après que l'ambassade d'URSS ait protesté.  Ils devront aussi céder aux pressions pour leur chanson "poslednji dani" ("les derniers jours"), qui sera amputée de son titre originel ("Marshall") et d'une strophe trop explicite quant à la mort de Tito, de surcroît divinisé dans le texte. 

Dans son positionnement sur le créneau punk/new wave, Jugoton édite notamment la fameuse compilation "Paket aranzman" (littéralement "paquet arrangement", expression serbo-croate signifiant quelque chose comme "tout compris" ou "prestation complète"), avec les groupes phares de la scène belgradoise des années 80 : Idoli, Sarlo Akrobata et Elektricni Orgazam ("Orgasme électrique"), compil jugée encore aujourd'hui comme l'un des hauts faits d'armes de l'âge d'or du rock yougo. 


La superbe pochette de "Paket aranžman", new wave isn't it ?

Šarlo Akrobata: "Niko kao ja"/"personne comme moi", 
bande son d'une jeunesse pour qui le rock porte la quête d'affirmation 
dans une société yougoslave en mutation.

Il va de soi à cette époque que Jugoton, basé en Croatie, signe des groupes autant croates que serbes, bosniens, ou slovènes. La scène musicale joue encore son rôle fédérateur, la génération des ados et jeunes adultes des années 80 clamant volontiers son sentiment yougoslave, dont le rock qui s'agite du Vardar au Triglav produit les hymnes pour le temps présent.

"Toute la Yougoslavie danse le rock'n'roll", proclame Elektricni Orgazam.

Le public ne fait pas encore la distinction, et les "localismes" ou vagues marques identitaires, comme avec les "New Primitives" de Sarajevo ou les flirts orthodox-friendly de groupes serbes et macédoniens (on en avait parlé ici), sont vus comme une expression de diversité, et comme une éventuelle épine dans le pied du régime qui refuse toute affirmation nationale ou religieuse. Un peu de provoc' bonne à prendre pour une jeunesse rock'n'roll, qui regarde plutôt favorablement les remises en question qui suivent la mort de Tito, espérant qu'elles mèneront à plus de libertés.  

Comme le reconnaissent certains aujourd'hui, c'est précisément ce mélange d'insouciance, d'idéalisme, d'affirmation de soi dans l'existentialisme rock'n'roll, et de sentiment d'appartenir à une communauté "moderne" et "a-nationale", qui fera que cette "dernière génération de jeunes Yougoslaves" ne verra pas qu'autour d'elle, les remises en question prennent un virage en totale opposition avec ses valeurs. Quand cette jeunesse, pas forcément issue des classes supérieures, mais souvent urbaine, instruite, cosmopolite, prend conscience du nouveau modèle culturel et des choix politiques qui se développent dans le sillage du multipartisme, il est déjà trop tard.  Le ver ronge aussi le fruit trop mûr du rock yougo. Figures du catalogue Jugoton, vénérés dans toute la Yougoslavie, des gens comme Prljavo Kazaliste, punks d'inspiration stonesienne, deviendront des rockers pro-indépendance zélés lorsque se profilera le grand soir de la nation croate. Idem pour les belgradois de Riblja Corba, dont les provocs de l'époque contre Tito ou le train de vie du régime, vireront en une version rock'n'roll nauséabonde du mémorandum de l'Académie des Sciences et des Arts de Serbie.

Peu de temps avant la guerre, Jugoton est privatisé. Les usines comme le siège de l'entreprise étant toujours situés en Croatie, celle ci en hérite en toute logique lors de sa prise d'indépendance. En toute logique aussi, plus question de garder un nom qui fasse référence à l'ancien Etat honni, lequel ne fait plus rien, il est vrai, pour se faire aimer sur le front de Slavonie. Jugoton prend l'appellation nationalement correcte de « Croatia Records », une façon de marquer la nouvelle donne et sans doute de contribuer à l'effort de guerre, à l'instar d'autres labels et musiciens croates, présentant volontiers une scène "assiégée", à l'instar du pays, et qui se serait de longue date affirmée « à part » dans le paysage rock yougoslave.


Pochette d'une compilation de rock croate éditée en 1993.

Belle relecture révisionniste qui vient abreuver les (micro-)sillons de la "jeune et nouvelle république croate".  Coïncidence ou pas, le nouveau nom sonne comme un calque de "Deutsche Gramophon" (Littéralement "Le gramophone allemand"), célèbre éditeur de musique du pays de Kohl et Genscher. En bon défenseur du "Croaton", le label ne signera plus d'artistes des autres ex-républiques, et éditera notamment le plus croate des rockers croates, Thompson. Concernant ce changement de nom, "Croatia Records" reste encore aujourd'hui évasif et arrangeant avec l'Histoire sur sa page web: Jugoton est certes crédité comme un vague ancêtre, mais vite expédié. La page invoque sans rire le "changement démocratique de 1990" comme cause de son nouveau nom de baptême... Certes, le multipartisme est bien arrivée en Croatie à cette époque, mais de là à parler de démocratie, même Tudjman doit se marrer, entre deux jets de flammes de l'enfer !

Rayé de la carte pop, Jugoton vient rejoindre les nombreuses ombres du pays défunt, entrant dans le domaine de la mémoire, des souvenirs… Nombreux vinyles demeurent dans les étagères des ex-Yougoslaves, qui les conservent par amour des artistes concernés, mais aussi comme une relique, un témoin des temps meilleurs... du moins dans les régions épargnées par les destructions, où disques et cassettes, quand ils ne brûlent pas avec les habitations, font aussi parfois partie des butins de guerre. Ils sont aussi parfois jetés par la fenêtre, dans un accès de défoulement cynique, par les miliciens « rakijisés », par les ados en mal de frisson venus faire la bringue dans les maisons abandonnées des territoires fraîchement "libérés", ou par les nouveaux arrivants n'ayant pas les mêmes goûts musicaux.

Comme d'autres ombres de la culture yougoslave, Jugoton fini néanmoins par réapparaître. On le retrouve dans le folklore yougonostalgique, ou dans des émissions de radio et des soirées des "diasporas" yougos à l'étranger, qui portent le nom du célèbre label. Le bon goût n'y est pas toujours au rendez-vous, les hits d'antan y croisant parfois le turbofolk... signe que plus rien n'est comme avant.


Publicité pour une soirée "Jugoton" à Vienne 
pour la "Journée de la femme", autrefois très fêtée en Yougoslavie (relire ici). 
Détail piquant, parmi les sponsors à gauche de l'image (et de l'échiquier politique!), on trouve le SPÖ, le parti social-démocrate autrichien, qui joue la carte "communautaire" dans une ville où l'on entend parler serbo-croate presque à chaque coin de rue. 
Une preuve, s'il en était besoin, que les accointances entre pop-culture et politique ne sont pas spécifiques aux Balkans.




L'aura internationale de Jugoton aura aussi généré un projet singulier, celui d'un groupe polonais, anglicisé en Yugoton, qui revisite en 2001 quelques grands hits du rock yougoslave (tout le disque sur youtube ici), notamment les chansons d'Idoli, le tout en polonais, et dans une approche folk-pop-punk assez décalée. 

Maljciki par Idoli, dans la version polonaise de Yugoton. 

Yugoton éclaire une réalité volontiers méconnue en Occident, à savoir d'abord que le rock yougoslave s'exportait dans l'Europe communiste, et notamment en Pologne, où ils rencontra un grand succès. Električni Orgazam enregistre même un live à Varsovie en 81. Mais ces liens se sont trouvés renforcés par le fait que plusieurs groupes ou acteurs de la musique yougoslaves ont clairement pris position contre le régime de Jaruzelski et pour la démocratisation du pays, comme Azra et sa "Pologne dans mon coeur" ("Poljska u mome srcu"), soutien très explicite aux ouvriers de Gdansk et à un supposé esprit rebelle polonais légendaire.


Yugoton est donc un hommage, autant qu'un clin d'oeil, à ces artistes, qui ont eu en commun, comme on l'a vu plus haut, d'osciller de part et d'autre du seuil de tolérance du régime, tantôt acceptés, tantôt invités à s'auto-censurer, voire directement censurés. En dépit de la distance prise par le régime yougoslave face au bloc soviétique, "Poljska u mome srcu" sera interdite à la radio en Yougoslavie...

Mais Jugoton, et plus globalement la pop et le rock de l'époque yougoslave, réapparaissent aussi dans des versions plus mutantes, recyclées, détournées, par des artistes de la Yougosphère dont le regard se veut volontiers plus cynique, critique ou interrogatif. 

Visuel de DV Nikt

Citons tout d'abord le projet de DV Nikt intitulé justement "Jugoton". DV Nikt (à la ville Dejan Vlaisavljević) se rattache à la très intéressante scène artistique des Yougoslaves de l'exil, née chez ceux qui ont quitté le pays au moment de son éclatement, par sensation d'étouffement, refus de combattre et/ou volonté de sauver sa peau. Toute une création yougo-apatride s'est développée. Nikt ("aucun, personne" en polonais) est connu à Belgrade dans les années 80 pour délivrer un rock expérimental, bruitiste et torturé, sous le nom de PP Nikt (pour "Plastično Pozorište Nikt" soit "Théâtre Plastique Nikt"). Il officie également dans le cinéma expérimental, le dessin BD, et le "performance-art". Quittant la Serbie au début de la guerre, il se pose quelques années à Amsterdam, avant de s'installer à Philadelphie aux Etats-Unis. C'est là qu'il développe un travail entre musique, art vidéo, création plastique et cinéma, avec une forte volonté d'interroger sans fard ni concession l'Histoire de l'Europe, des Etats-Unis, et bien sûr celle de la Yougoslavie. Le regard de DV Nikt est sombre, désabusé. On sent l'artiste habité par une amertume, une douleur sourde de la perte irrémédiable de cet Etat, et un profond cynisme émane de l'ensemble. Son projet Jugoton, élaboré en 2011, et uniquement visible sur youtube, est une parfaite incarnation de cet état d'esprit. DV Nikt y revisite dans un mélange bien à lui de blues-punk plongé dans un bain d'acide synthétique, quelques uns des grands morceaux qui ont fait le rock yougoslave des années 80. Sauf que les paroles, repassée à la moulinette de la distorsion vocale et d'une matière sonore plutôt mutante, viennent prendre une dimension beaucoup plus ironique et cruelle. 

« Samo par godina za nas », tube existentialiste du mythique groupe EKV, où Milan Mladenovic clamait sur un ton détaché « nous avons seulement encore quelques années devant nous », devient ici une danse macabre, où les « quelques années devant nous » sont un compte à rebours vers la grande faucheuse. 

"Samo par godina za nas", la version d'EKV...


...et le traitement que lui apporte DV Nikt

"Krokodili dolaze" ("Les crocodiles arrivent"), vieux tube new wave d'Električni Orgazam, publié sur la compil "Paket aranžman", devient la bande son frénétique et implacable de l'ascension du nationalisme agressif, de la guerre qui se répand, détruisant tout sur son passage. "Les crocodiles arrivent (...), il ne reste plus rien, il ne reste plus personne, les crocodiles ont tout dévoré, et toi et moi, et lui, et elle" chante le refrain, dans l'original comme dans la reprise de DV Nikt. La vidéo de cette dernière ne laisse pas de doute: s'y répètent à la vitesse d'un stroboscope les photos de Vojislav Seselj, jeune, entouré de son fan-club tchétnik, et celles d'un pope orthodoxe. Des reliques de la pop-culture socialiste  traînent éparses, et leurs noms y prennent une nouvelle dimension (encyclopédie pour enfant "l'empire des animaux", BD "Nikad robom"/"Jamais asservis" et "Lista smrti"/"La liste de la mort").

"Krokodili dolaze", l'original, avec ici de superbes illustrations d'Igor Kordej...



...et la version de DV Nikt.

Pessimiste et peut-être un rien misanthrope, le cynisme de DV Nikt n'est cependant pas gratuit, l'artiste entend dévoiler et interroger l'extrême fragilité et de ce qu'on l'on considère comme acquis. Comme beaucoup de Yougoslaves qui ont "expérimenté" dans leur chair l'écroulement de leur monde derrière l'écroulement de leur Etat, DV Nikt a développé cette extrême conscience que ce que l'on vit, croit, ressent, construit, peut disparaître du jour au lendemain. On peut voir aussi dans ce "Jugoton" un mélange de catharsis et de règlement de compte avec elle même, de cette génération de derniers yougoslaves qui, entre idéalisme et insouciance, n'a pas forcément vu venir le mal à temps. 

On retrouve un même regard cynique, tendu en miroir à la fragilité de l'existence, mais aussi reflet de la nouvelle donne post-guerre chez un Grof Djuraz, dont le "Balkanska Ruta" reprend le refrain et certains accords de "Balkane" ("Ô, Balkans!") d'Azra. La version originale posait déjà quelque regard railleur sur les travers de la supposée mentalité balkanique, mais la rock'n'roll attitude y prévalait et s'y posait comme une forme de réponse. Chez Djuraz, l'espoir semble avoir disparu, plus de rock'n'roll attitude, mais des Balkans où "chacun cache d'obscurs secrets, où la règle est de bien entuber son prochain,  et qui transpirent la mort". Même si on peut désapprouver ce fatalisme, qu'on a souvent remis en question dans ces pages, il résume bien l'état d'esprit d'artistes actuels. 

Azra "Balkane" 


Grof Djuraz "Balkanska ruta"

La mémoire de la génération Jugoton est aussi utilisée par l'excellente compagnie croate "Montazstroj" (dont on avait parlé ici), dont le travail, volontiers iconoclaste, questionne la société croate actuelle, non sans chercher à en bousculer les tabous. Aussi, détourner des vieux hits d'Idoli, groupe serbe, figure de la scène belgradoise et de l'écurie Jugoton, est déjà en soi une provocation. Montažstroj pose ainsi la question de la place de l'héritage yougoslave dans la culture croate contemporaine, dans une société où, comme on l'a dit plus haut, cet héritage est volontiers renié ou méprisé. Mais le détournement va plus loin. La compagnie revisite "Plastika", où les paroles disaient "je porte des vêtement en plastique, peut être suis je moi-même faite de plastique". Chez Montažstroj, la chanson devient "Svastika", et les paroles disent cette fois "je porte des vêtements en svastika, peut-être suis je moi-même faite en svastika". Le tout est entrecoupé d'un slogan de supporters nationalistes, "qui ne saute pas (en soutien à son équipe, NDA) est orthodoxe", et la photo qui revient en boucle est celle d'une jeune oustachie dont les posts nationalistes et serbophobes ont mis le buzz sur les réseaux sociaux. Les acteurs de la performance sont tous, insiste Borut Šeparović, le directeur artistique de Montažstroj, issus de "minorités nationales" ou de groupes "mal perçus" par le courant dominant: serbes, noirs, homosexuel(le)s, vieux, jeunes... Avec "svastika", la compagnie dévoile, d'une part, combien le fascisme s'est imposé comme une culture "pop", une tendance "hype" parmi d'autres, dans certaines franges de la population. D'autre part, elle pose la question de la place des minorités, de ceux qui sont "différents", dans un tel environnement.


Idoli "Plastika"

Montažstroj "svastika"

Montažstroj vient de faire à nouveau un emprunt à Idoli pour son projet multimédia "A gdje je revolucija, stoko ?"/"Et où est donc la révolution, crétin ?". La chanson d'Idoli détournée dans l'extrait "komunizam"/"communisme", est "Kenozoik", en français "cénozoïque", qui est l'ère géologique dans laquelle nous nous trouvons. La chanson se voulait, pour faire très court, une sorte de parabole existentialiste sur l'inadaptation au monde, à l'ère du temps. "Le cénozoïque, ce n'est pas pour toi" disait le refrain. Dans cette nouvelle version, Montažstroj renvoie dos à dos communisme et capitalisme, les personnages expriment leur inadaptation, à l'un comme à l'autre des systèmes, et le désarroi que celle-ci génère. Le propos est ici d'explorer le vide né de la supposée fin des idéologies et des modèles en bout de course pour appeler à imaginer un avenir "qui reste à créer", dit la compagnie, qui sort le clip "komunizam" 25 ans après sa création, mais 25 ans aussi après la chute du communisme.


Idoli "Kenozoik"


Montažstroj "komunizam"

La scène artistique/musicale de l'après-communisme et de l'après-guerre yougoslave compose pour ainsi dire "sur des ruines", des espaces en friche, une zone de désespoir, de douleur et de beaucoup d'interrogations sans réponses, certes, mais peut-être aussi un terreau offrant de nouvelles fondations. C'est dans cet esprit que Damir Avdic, l'un des artistes bosniens les plus pertinents, souvent convoqué en ce pages, s'en prend violemment aux icônes de la génération Jugoton dans sa chanson "Bratstvo i jedinstvo" ("Fraternité et unité", devise de la Yougoslavie), qui est aussi un doigt d'honneur à la Yougonostalgie. La chanson commence fort en indiquant que "La Fraternité et l'unité ont terminé dans les fosses communes et les camps de concentration", avant d'envoyer "se faire foutre" sans distinction les "crétins de nostalgiques", la compil Paket aranžman, Johnny Štulić (charismatique chanteur d'Azra), Lepa Brena (star de variété), la "région" (terme pudique et neutre qui s'est imposé pour ne plus avoir à dire "Yougosphère" ou "ex-Yougoslavie") sans oublier Bijelo Dugme (groupe de Goran Bregović).


Damir Avdić "Bratstvo i jedinstvo"

Avdić n'a jamais cru à la légende, largement exagérée selon lui, d'une Yougoslavie en plein bouillonnement musical, où tout le monde écoutait du rock alternatif, en réalité, un phénomène de niche qui n'habite que la carte mentale de ceux qui en ont été les acteurs ou les consommateurs. Une goutte de décibels frondeuses dans un océan de provincialisme coincé et de vieilles chansons à l'accordéon, coupées à la rakija. On peut ne pas partager complètement cette vision, mais derrière la provoc cinglante de "Bratstvo i Jedinstvo", Avdić cherche à faire tomber les vieux mythes, les dogmes, les icônes et les obsessions mémorielles, fussent elles personnelles, culturelles ou politiques (sa cible favorite est Che Guevara mais, depuis peu, il raille aussi le culte de Noam Chomsky et de Slavoj Zizek). Une démarche salutaire. Avdić n'est pas anti-yougoslave à proprement parler, mais la Yougonostalgie et tout ce qui y est rattaché enferment selon lui la jeune génération, qui doit se démerder avec cet héritage dont elle n'a pas toutes les clés, et empêche de repartir dans une nouvelle direction, de se réinventer. Face au rouleau compresseur de la transition et de la globalisation, le poète punk invite à imaginer de nouvelles réponses, non à ressortir un vieux catéchisme idéologique périmé. Il faut ajouter que Damir Avdić aborde aussi dans ses textes cette conscience aiguë de la mort, comme précipice au bord duquel se trouvent nos vies, pouvant y basculer à chaque instant. Il appelle chacun précisément à vivre pleinement et non à sombrer dans une existence fausse et empruntée.

Derrière cet état de conscience, sur la table rase du chaos post-yougoslave, un nouveau monde est possible. Voilà, s'il y en a un, le message de la génération qui tente de créer sur les ruines de Jugoton et du pays défunt. A méditer...



Yougosonic tient à remercier Luk Haas de Tien An Men Records de lui avoir mis le nez , il y a bien longtemps, dans l'histoire de ces liens entre le rock yougoslave et la Pologne qui est évoquée dans ce post. 



(*) Dans la variante ékavienne du serbo-croate (plutôt en Serbie), on dit "Deda", alors que le parler iékavien (présent en Croatie et en Bosnie-Herzégovine) fera qu'on dit "Djeda" (prononcé Diéda)
(**)littéralement, Djeda/Deda Mraz signifie "Papy Gel", ce qui sonne beaucoup moins poétique en français.
(***) Notons au passage que "novi talas" est le terme serbe pour désigner la new wave, en Croatie et en Bosnie-Herzégovine, on utilisait le terme "novi val". Val et talas ont le même sens, mais le premier, d'origine slave, est propre à la variante croate, le second étant typiquement serbe et d'origine grecque (cf. Thalassa).


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