dimanche 23 décembre 2012

SPLITTING IMAGE (2) : FICHE DE VOCABULAIRE

Les mots que nous utilisons sont notre manière de "dire le monde", et lors de mon récent séjour à Split (dont j'ai livré un premier rendu récemment), certains termes, concepts, noms, sont revenus comme des leitmotivs. Ils constituent à leur façon un état des lieux oral de la Dalmatie d'aujourd'hui, et je tiens donc à les partager. Plutôt qu'un abécédaire et son côté catalogue, j'ai opté pour le même principe de la "roue libre" que dans le post précédent, ce qui me paraît plus parlant.
Un post spécialement dédicacé à tous mes lectrices et lecteurs francophones qui apprennent le serbo-croate, et qui trouveront là, n'en doutons pas, de quoi enrichir leur vocabulaire de nuances insoupçonnées ;-).

Le mot "primitivci" (prononcer : primitiv'tsi), les "primitifs", mérite sans conteste la première place, tant il a ponctué mon séjour avec une régularité quasi obsessionnelle. On le balance à tout bout de champs pour déplorer l'incurie de l'administration, la lutte frénétique et fort peu altruiste pour monter le premier dans le bus, les magouilles des politiciens, la vulgarité insolente de la jeunesse turbofolkée, le machisme ambiant, ou encore les moutons qui votent toujours pour le HDZ malgré les casseroles que le parti trimbale. Tout le monde vous le dira à Split, "problem kod nas su primitivci", "le problème chez nous, ce sont les primitifs", et parfois dans un élan d'honnêteté et d'autocritique, certains admettront, dépités, "ma sta hoces, MI SMO primitivci", "mais qu'est ce que tu veux, NOUS SOMMES des primitifs". C'est le plus souvent dans les milieux "progressistes" que ce constat résigné tombera, face à l'absence de changements notoires dans la société, le succès du rocker facho Thompson, le nationalisme encore virulent ou les ratonnades de gays. Tendance connue, de ceux qui ne se sentent pas complètement dans le moule, à assumer les travers des autres, à porter la croix, comme si c'était de leur faute...



L'observateur attentif sera cependant surpris de constater que c'est parfois une personne correspondant fidèlement au signalement du "primitivac" (prononcer "primitivats", singulier de primitivci) qui  déplorera lui même cet environnement hostile et nuisible au progrès de la Croatie contemporaine. C'est bien connu, l'enfer c'est les autres, et les primitifs, ce n'est jamais la personne qui vous parle mais ça peut être le voisin, la famille, le mec du guichet à la poste, ou encore les "vlaji" (prononcer "Vlayi"), le terme péjoratif splitois pour désigner ceux qui viennent des bleds et des montagnes alentours, "les ploucs", évidemment abhorrés, car ce sont des "primitivci". CQFD. Tout allait bien à Split, il fut un temps, mais voilà, un jour les Vlaji sont descendus de leurs sommets arriérés et depuis c'est le bordel !  


Le wikipédia serbocroatophone nous informe que "Vlaji" est une déformation de "Vlasi" (prononcer "Vlassi"), en français "les Valaques", alors que le wikipédia francophone nous explique avec moult détails très instructifs le sens qu'a eu ce mot dans les Balkans. Un exposé qui vaut le détour et qui nous apprend, entre autres, que les Valaques/Vlasi/Vlaji ont fini par désigner, au gré d'un long processus sémantique, les Orthodoxes et par extension les Serbes vivant en Croatie. Aujourd'hui, ce n'est plus obligatoirement le cas à Split, où "vlaji" concerne tout ce qui ne se rattache pas à la supposée culture urbaine et à ses valeurs, ce qui ne veut pas dire que les Serbes soient forcément remontés dans l'estime locale..

Pour revenir aux primitivci, dont les vlaji font partie, le terme est loin d'appartenir uniquement au jargon dalmate. Le Belgradois, le Mostarien, l'Osijekois, le Slavonskobrodien et bien d'autres encore l'emploieront avec le même sens et la même résignation qu'évoqués ci dessus.

Le mot existait avant la guerre - durant laquelle les primitivci ont pu s'exprimer en toute plénitude - et rappelons qu'une partie des rockers de Sarajevo, au seuil des 80's, ont imaginé un courant nommé "novi primitivizam" ("Néo-primitivisme") à la fois comme pied de nez au rock occidental de l'époque dans sa dimension existentialiste (new wave), romantique (glam, pop indé), voire intello-conceptuelle (industriel), et comme miroir satirique, mi déformant/mi grossissant, du retour "au terroir" qui peu à peu gagnait la société yougoslave. On en avait parlé ici, on n'y revient pas, mais le primitivizam a déjà un long passé, un présent solide, et semble promis à un avenir certain.


L'avenir du primitivisme en pleine action à la gay pride de Split


La Dalmatie est décidément une région en danger. Les "Hercegovci" (prononcer "Hertsegov'tsi"), singulier "Hercegovac" ("Hertsegovatz"), sont arrivés et ont pris leur quartier : les "Herzégoviniens", une bien mauvaise engeance, qui comme son nom l'indique, provient d'Herzégovine, vous savez, cette demi-portion de la "Bosnie-HERZEGOVINE", où les Croates locaux construisent des églises défiant de leur hauteur phallique les minarets de la rive d'en face.


 L'Herzégovine, côté croate...
Le mécréant y éprouve une envie irrépressible d'écouter Pussy Riot.

En Dalmatie, d'après mes infos cueillies au fil des conversations, les Hercegovci sont partout, ils achètent le littoral où ils se construisent des baraques de mauvais goût, avec de l'argent dont on ignore la provenance, ils foutent la merde dans les boîtes de nuits, squattent bruyamment les plages en été, et apportent leur "nekultura", leur inculture, insupportable.


 Ambiance "je danse le mia" garantie à la plage
avec les "Hercegovci" !


 "Les propriétaires de la péninsules de Klek sont tous des Herzégoviniens"
titre "Dalmatie Libre", le quotidien local.

Le malentendu ne date pas d'hier, et n'est pas propre à la Dalmatie. Dans les représentations, les Herzégoviniens passent depuis longtemps pour une espèce arriérée et conservatrice. Ailleurs en ex-Yougoslavie, comme par exemple en Serbie, on accusera les "Bosanci", les "Bosniens" d'être responsables de tous les maux. Il est d'ailleurs intéressant de noter que les Serbes (de Serbie) utilisent parfois ce terme de "Bosanci" pour désigner leurs "compatriotes" Serbes vivant à Belgrade ou Novi Sad, mais originaires de Bosnie-Herzégovine, et réfugiés de la IIe Guerre Mondiale ou du dernier conflit, qu'ils jugent brutaux, retardés ...et responsables de la guerre pour les antinationalistes pétris de mauvaise conscience. Le Croate "progressiste" utilise la même grille de lecture envers les "Hercegovci", qu'il accuse de tirer la Croatie vers le bas. Il est vrai que l'Herzégovine reste un bastion du HDZ et envoie à Zagreb un bon nombre de députés de ce parti (1), alors que la Croatie semble peu à peu tourner le dos à cette formation politique qui a magouillé sans complexe et appauvri l'Etat.

(1) Suite à une loi votée en Croatie, les croates de Bosnie-Herzégovine peuvent avoir la double nationalité "bosnienne" et croate : ils sont donc à la fois citoyens de Bosnie-Herzégovine et de Croatie, deux Etats indépendants, ce qui leur permet de voter pour les élections en Croatie.

La réalité est en fait plus nuancée, et on aurait tort de croire qu'il y a d'un côtés des gentils Splitois, raffinés et délicats, et de l'autre des Herzégoviniens qui seraient encore à l'âge de pierre. Il faut entre autres rappeler que ce sont des unités venues de Split qui ont bombardé et détruit le célèbre pont de Mostar, les soldats croates d'Herzégovine en guerre contre les Musulmans ayant fait preuve - malgré tout - d'une certaine retenue face à ce symbole. Par ailleurs, Split a abrité un camp de concentration durant la guerre, dans le quartier de Lora, où de nombreux Serbes ont enduré les pires souffrances (le journaliste et écrivain de Split Boris Dezulovic en parlera dans son glaçant "Poèmes de Lora", hélas non traduit en français). Enfin, la ville reste un fief nationaliste, même si les choses sont en train de changer et que ses habitants pourraient mettre à sa tête un curé de gauche prônant l'éthique et l'apaisement (on en parlait dans le premier épisode de Splitting Image).


Contrepoint péché sur le net :
"Quand se sont des voyous, on parle d'Hercegovci, 
mais de Croates quand ils réussissent dans la vie"

Le rejet des Hercegovci est peut être aussi un signe de la mauvaise conscience splitoise...On trouve toujours plus petit, plus minable et plus coupable que soi.


A quelques centaines de kilomètres de Split, une autre espèce nuisible menace l'art de vivre dalmate, les "purgeri" (prononcer "Pourguèri"). Ce terme désigne les habitants de Zagreb, la capitale, avec ses supposées bonnes manières, le plan géométrique du centre ville qui témoigne de sa rigueur mathématique implacable, son ordre social "François-Joseph", sa culture bourgeoise.


 Larges, droites, propres et en ordre : les rues de Zagreb

Précisément, le germaniste avisé reconnaîtra aisément le mot allemand "Burger" derrière sa version croatisée. "Burger" signifie "bourgeois", et les Zagrébois sont donc pour les Dalmates un tissu de snobinards coincés, qui viennent volontiers leur faire la leçon, que ce soit lorsqu'ils viennent en vacances, ou lors de la réalisation de décisions administratives votées au "Sabor", l'"assemblée", le parlement. Si la Croatie a pris son envol de la Yougoslavie entre autres par crainte d'un centralisme serbo-belgradois, le pays indépendant est paradoxalement assez peu décentralisé. Zagreb envoie ses experts en province croate, qui rendent des rapports et édictent des règlements, souvent au mépris de locaux tout aussi compétents et logiquement bien plus capables de décider de ce qui convient à leur propre région. Dans un territoire avec une forte identité culturelle comme la Dalmatie, forcément ça passe mal, d'autant que Tudjman, illuminé par ses désirs d'unité nationale a tout fait pour étouffer ses spécificités, la baptisant même "Croatie du Sud".


Ancien panneau de rue bilingue croate/allemand à Zagreb

Il ne faut pas s'étonner de cette dichotomie Nord-Sud. Les Dalmates, en contact avec l'espace méditerranéen, et influencés par l'Italie, sont assez différents des habitants du nord de la Croatie, regardant plutôt vers l'Europe Centrale. La géographie fait le reste : au nord, le territoire se partage entre les derniers contreforts montagneux du Zagorje et la vaste plaine pannonienne. C'est une région agricole à la campagne, industrielle voire industrieuse à la ville. Le climat est continental, étouffant en été, glacial et brumeux en hiver. A l'ouest et au sud, le long de l'Adriatique, on trouve des paysages de montagnes à couper le souffle, une mer bleue azur, un soleil généreux, un esprit plus décontract' .


"Dictionnaire du parler des montagnes dalmates et de l'Herzégovine occidentale"

Les purgeri ne sont pas seulement aux Dalmates ce que sont les Parisiens au provinciaux, dans les représentations. Parmi les nombreux griefs à leur égard figure aussi le déclin du "Dalmatinski", le "Dalmate", ce délicieux dialecte chantant, évoquant, pour donner un ordre d'idée, du serbo-croate parlé par des Italiens, un vrai régal pour l'oreille. Sans rentrer dans la complexité de la linguistique comparée, le dalmate est un dialecte possédant des accents et prononciations particulières, et le vocabulaire, symbole de l'Histoire et des différents pouvoirs qui ont administré cette terre, comme des populations qui y ont circulé, est une mixture jouissive de mots slaves, italiens, turcs, allemands, illyriens...


"Instructions de l'institut pour la langue croate et la linguistique"

La centralisation de l'Etat croate a aussi eu pour conséquence une centralisation linguistique, accompagnée de la purification de la langue croate orchestrée par des "linguistes" à la botte de Tudjman, rendant obligatoires les "croatismes" (termes ou tournures propres à la Croatie, comme il existe aussi des spécificités dans le français du Québec ou de Belgique), réhabilitant des mots tombés dans l'oubli et inventant des néologismes "croatiquement" corrects. La télévision et les principaux médias parlent le croate "de Zagreb", le croate des purgeri...un parler "pointu" qui a peu à voir avec la langue colorée qui s'exprime de Rijeka aux portes du Monténégro. L'école enseigne le "bon croate" défini par les académiciens de Zagreb. Bien sûr, le "Dalmate", son accent inimitable et son vocabulaire bâtard n'ont pas disparu, loin de là, mais le parler se fait peu à peu engrosser par des "purgerismes" au grand dam des vieux Dalmates.


Le très sérieux "Institut pour la langue croate et la linguistique"
Une véritable usine à néologismes permettant de s'affranchir des serbismes, turcismes, anglicismes, et autres germanismes...

L'exemple le plus flagrant est la domination du "Bok". Rien à voir ici avec le bock de bière : "bok" est le salut typique de Zagreb, qu'on utilise à tout bout de champ, lorsqu'on croise une connaissance dans la rue ou quand on entre ou quitte un commerce. "Bok" vient de "bog", "Dieu" en serbocroate, et le mot correspond à l'origine plus ou moins à notre "Adieu" (=A Dieu).
Or jusqu'à une période très récente, les Dalmates n'ont jamais utilisé ce terme : ils avaient et ont encore leur "Adio", dont l'origine latine et italienne est aisément reconnaissable. Et ils y tiennent, à ce mot, du moins ceux qui se battent pour continuer à l'utiliser en sortant de la boulangerie, du Konzum (chaîne de supermarchés), ou du bureau de poste où les vendeurs et le guichetiers leur adresseront un "bok", certes aimable, mais lapidaire et définitif, comme s'il avait toujours été là. De mon côté, durant mon séjour, j'ai tenté régulièrement mon très serbo-croate "Do vidjenja" (prononcer "Do vidjiégna"), "au revoir", sans succès...Le "bok" est là et semble voué à rester, d'autant qu'il se glisse même dans l'étonnante tournure "Adio bok", plusieurs fois entendue, et qui déroute par sa dimension pléonasmatique puisqu'il revient à dire "Adieu adieu".

Le centralisme et la purification linguistique ne sont pas la seule cause de la perte de certains termes et expressions propre au parler dalmate. Affirmer cela serait malhonnête. Les jeunes dalmates ont aussi leur part de responsabilité, même si on ne leur jette de loin  pas la pierre de vouloir se chercher un avenir sous d'autres cieux : la région perd ses jeunes qui "fuient"  l'ennui, l'absence d'emploi - passée la saison touristique -, le "primitivizam", et des parents souvent conservateurs, pour aller étudier à Zagreb.


Zagreb

Avec son million d'habitant, la capitale permet de se noyer dans l'anonymat, loin des ragots de village et des querelles de clochers. Sa vie culturelle, son offre universitaire, l'ouverture au monde que lui procure son statut, ses perspectives de trouver un job, sa plus grande tolérance envers les marges sociales et culturelles (gays, punks, etc.) font que le choix est vite fait pour une branche non négligeable de la jeunesse dalmate, qui étouffe malgré le soleil, les paysages de rêves, et son attachement sentimental à sa région. En visite "au bled" le week-end ou durant les vacances, ces "expatriés" rapportent du vocabulaire de la capitale, qu'ils ont fini par assimiler par un processus d'intégration et d'imitation naturel et logique.

En guise de contrepoint à tout ce qui précède, on relèvera quand même que la langue parlée à Split et dans ses environs demeure bigarrée et n'a pas fait sienne toutes les rigoureuses injonctions des académiciens zagrébois : il n'est pas rare d'entendre le chiffre "hiljada" ("Hilyada"), utilisé aussi en Serbie et en Bosnie-Herzégovine pour dire mille, à la place du "Tisuca" ("Tissoutchya") qui est le "bon terme" croate et slave (à rapprocher du tchèque "tisic") depuis plusieurs siècles, alors qu'"hiljada" est d'origine grecque. Le jour de mon départ pour la France, mon hôtesse persistera à vouloir nous conduire à l' "aerodrom", et non au linguistiquement recommandé "zracna luka" ("zratchna louka", de zrak=air, et luka=port). Même la route qui y mène, affiche parfois un rare "aerodrom" aux allures d'intrus, qu'heureusement les nombreux panneaux indiquant "zracna luka" contrebalancent par leur poids numérique.

Contrepoint dans le contrepoint, c'est chez la nouvelle génération que les purificateurs linguistiques récolteront peut être les fruits de leurs travaux : les filles de notre hôtesse, âgées d'une dizaine d'années, ne comprennent pas certains mots plutôt "serbo-serbes" que nous utilisons. Je me souviens de jeunes Belgradois regardant la télé croate, diffusée en Serbie par le câble, avouant eux aussi avoir du mal à comprendre par moment.


"Français - Serbocroate"
Le genre de dico qui se vend aujourd'hui chez les antiquaires...

Langue encore vivante de facto pour la génération qui a connu la Yougoslavie, le "srspskohrvatski" (prononcer "seurpsko heurvatski"), le serbo-croate, grossira-t-il un jour les rangs des langues mortes ? L'intercompréhension encore quasi totale entre le hrvatski (croate), le srpski (serbe) et le bosanski (bosnien), comme on appelle désormais les trois variantes principales du serbo-croate dans la novlangue post-yougoslave, risque-t-elle de se réduire ? Ces questions mériteraient un post à elles toutes seules...revenons aux vlaji, primitivci, purgeri et autres "mots pour le dire".


La volonté de se démarquer des purgeri, explique peut être qu'en Dalmatie, contre toute attente, le mot "Balkan" est volontiers utilisé voire revendiqué. Il faut ici ouvrir une parenthèse pour bien comprendre la place de ce mot dans l'inconscient collectif croate, et celle qu'il occupe en Dalmatie. 
L'un des mythes fondateurs du nationalisme croate "moderne", qui a conduit à l'indépendance, est l'idée que la Croatie ne fait pas partie des Balkans, ni géographiquement, ni culturellement. Les nationalistes croates ont martelé l'idée que la Yougoslavie était en réalité une entité "balkanique", avec tous les clichés associés au terme : magouilles, "sang chaud", violence, machisme, arriération, "primitivisme", etc. A l'opposé, leur territoire ferait partie de l'Europe Centrale, voire de l'Europe tout court, avec son raffinement, sa haute culture, et l'indépendance a été habilement "vendue" comme une rupture avec les Balkans et un retour dans le giron "européen". Tout cela n'est pas 100% faux si on se place dans une dimension historique, avec une Croatie "continentale" au destin intimement lié à celui de l'Autriche-Hongrie (et donc de l'Europe Centrale), face à une Serbie et une Bosnie Herzégovine sous domination ottomane. Faut il rappeler que "Balkan" est un mot turc signifiant "haute montagne" ? Les Balkaniques seraient donc des "montagnards" frustes, retardés et paresseux qui ont peu à voir avec les habitants de la grande plaine centre-européenne, ouverts aux échanges, travailleurs et rationnels.


 Les balkaniques : tous des sauvages ("divljaci", prononcer "divlyatsi")
- au nord la civilisation (Slovénie), en dessous les tribus sauvages ("divljacka plemena"), 
- à l'est les sauvages qui ont bien entubé l'UE (Roumanie et Bulgarie),
- en Serbie : les sauvages gavés de "pink", la chaîne TV turbofolk,
- au Kosovo et en Albanie : les sauvages narco-trafiquants,
- au Montenegro : les sauvages gangsters ("krimi"),
- en Macédoine : les sauvages du ajvar (délicieux condiment à base de paprika),
- en Bosnie-Herzégovine : les sauvages du travail physique 
(allusion à l'immigration bosnienne qui bosse dur partout dans le monde),
- en Croatie (le meilleur pour la fin) : les sauvages qui se mentent à eux mêmes qu'ils ne sont pas des sauvages !
(c) Jabuka TV

Cependant, cette opposition ne tient pas dans la réalité : d'abord, que fait-on des croates qui ont vécu sous domination ottomane, ceux de Sarajevo, de Banja Luka ou encore de Mostar? Ah oui, ces derniers sont des Hercegovci, donc des primitivci...

Plus simplement, un observateur attentif séjournant alternativement en Croatie et en Serbie, remarquera au final peu de différences dans le "tempérament", les mentalités, sans parler de la situation de la société, etc, à part quelques différences cosmétiques...n'en déplaise aux extrémistes des deux camps. Récemment encore, lors de mon séjour à Split, je ne me suis pas senti franchement dépaysé par rapport à Belgrade ou Sarajevo.




La vison d'une Croatie européenne ou centre européenne est une vision "purger", une vision centralisée autour de Zagreb et du Nord de la Croatie. Or, pour les Dalmates, ce centralisme est de plus en plus insupportable, d'autant que Zagreb est la tête de pont d'une autre entité qui menace d'englober le territoire et de l'avaler tout cru, l'Evropska Unija (prononcer "Evropska ouniya"), l'Union Européenne. Il n'est pas rare du coup d'entendre des Dalmates se réclamer de la culture balkanique : "ovdje, to je Balkan" ("ici c'est les Balkans"), ou "Mi smo Balkanci" ("Nous, nous sommes des Balkaniques") vous dira-t-on volontiers pour expliquer qu'ici, en Dalmatie, les lois ou règlements concoctés dans les officines bureaucratiques, tant de Zagreb que de Bruxelles, ont peu de chance de passer ou d'être appliqués. De nombreux Dalmates, comme tous leurs cousins ex-Yougoslaves, font encore leur eau de vie, leur charcuterie, ou leur fromage, à la maison. En cas de panne de courant, ils appelleront le cousin électricien du voisin qu'ils payeront sous la table ou en l'aidant à changer sa toiture, plutôt que de s'adresser à "Elektrodalmacija"... La cueillette des olives, les fameuses "masline" (prononcer le "é" final), qui sont l'une des richesses de la région, s'organise à l'aune des solidarités villageoises, avec les copains, les frangins, les voisins ou les confrères cultivateurs qui viendront prêter main forte.



Riches de cet art de vivre, fait de simplicité, de bricolage, de dépannage et de débrouille, les Dalmates n'ont pas envie qu'on vienne les "emmerder" avec des décrets et autres encadrements qui viendront tuer ces traditions au profit de l'industrie agro-alimentaire et du commerce globalisé. La région est en crise, avec un appareil industriel liquidé sans indemnités ou livré aux "world companies". 


Les ouvriers de "Jadrankamen" (prononcer "Yadrane Kamène", en français "pierre de l'Adriatique"), occupent le site pour protester contre le non-paiement de leurs salaires et la probable fermeture de l'entreprise.
Photo (c) Slobodna Dalmacija

Accessoirement, celles ci s'installent au mépris du droit du travail et de l'environnement : à l'entrée de Split, CEMEX brûle nos déchets de l'UE en empestant l'air local.

Enfin, les Dalmates ont le sentiment que l'argent du "turizam", le tourisme, l'une des seules et uniques mannes de la région, disparaît au nord, chez les...purgeri, et qu'ils n'en profitent pas, alors qu'ils en subissent les conséquences sur le plan environnemental. Ce n'est pas complètement faux, mais à vrai dire, les richesses de la Croatie ont surtout fini dans les poches des politiques et des "tajkuni" (prononcer "taïcouni", de l'anglais "tycoon" = homme d'affaire, nouveau riche), qui "gèrent" le pays depuis son indépendance.

Face à tout cela, s'affirmer comme "Balkanci" est une façon d'affirmer sa différence, son esprit frondeur et libre, et tant pis si les Serbes et les Bosniaques sont aussi des gens des Balkans. En privé, certains Dalmates ne vous cacheront pas qu'ils ne se sentent pas 100% différents de leurs anciens compatriotes, dont la situation économique et politique n'est guère plus enviable.


C'est cet "esprit frondeur et libre" qui habite aussi le mot "Hajduk" (prononcer "Haïdouk"), qui donne son nom au célèbre club de foot de la capitale dalmate. Le terme est cependant beaucoup plus ancien que la fondation du club et renvoie à un pan important de l'Histoire et de la mythologie balkanique. Issu du turc "hajdut", "hors la loi", il apparaît dans les régions sous dominations ottomanes vers les XIVe et XVe siècle pour désigner les "bandits d'honneur" qui écument la région, et redistribuent volontiers une partie du butin de leurs rapines aux plus pauvres. Il renvoie aussi à ceux qui, dans la langue d'aujourd'hui, seraient plutôt décrits sous le concept de "résistance", de "mouvement de libération nationale" ou encore de "guérilla".



Les "Hajduci" ("Haïdoutsi") étaient en effet connus pour se cacher dans les nombreux recoins et abris de montagne qu'offre la géographie balkanique. C'est de là, qu'occasionnellement, ils descendaient faire quelque coup de force contre l'occupant turc, ce qui leur valait la sympathie, et souvent la complicité discrète, des populations locales non musulmanes. Consistant généralement à occire le Turc sans pitié ni discernement, les barouds et faits d'armes des Haïdouks ont aussi fait naître tout un tas de légendes épiques. Ils sont finalement devenus une sorte de mythe symbolisant le courage, l'ardeur, l'esprit de résistance et de liberté, comme valeurs caractéristiques des peuples de la région. Une partie de la Dalmatie a connu des périodes d'occupation ottomane et dans tous les cas la province était à proximité de l'empire, de sorte que les affrontements étaient fréquents. Les Dalmates ont donc combattu les Turcs, aux côtés des Serbes de Krajina, et dans l'historiographie populaire, cette défense du territoire s'est confondue avec le mythe romantico-héroïque des Haïdouks.


Les Partizani, les partisans communistes, n'ont eu guère de difficulté à recycler cet héritage lorsqu'il fallut se cacher dans le massif du Biokovo, au dessus de Makarska, ou dans les montagnes bosniennes et serbes. De la même façon que leurs héroïques ancêtres, ils fonçaient de leurs montagnes pour venir occire de l'Allemand, de l'Oustachi croate ou du Tchetnik serbe (ces derniers s'inscrivaient également en filiation des Haïdouks), aux cours d'incursions aussi soudaines que violentes, semant une terreur réelle chez leurs adversaires.


Le Biokovo : ne vous fiez pas à ces paysages bruts mais apaisants de nature préservée.
Ici, se sont affrontés oustachis et partisans sans faire de quartiers

Et plus récemment, les mêmes méthodes furent utilisées par les nombreuses milices et forces paramilitaires des guerres yougoslaves. Plus grand chose à voir avec les "bandits d'honneur" des origines (l'honneur ayant complètement disparu), mais les procédés restent pourtant peu ou prou les mêmes.


Plus proche de nous, le marketing de la "world music" a remis le mot au goût du jour, lorsque les deux découvreurs/producteurs belges des "Lautari de Clejani", orchestre tzigane ("taraf" en roumain) d'un obscur patelin de Roumanie, décidèrent, pour les besoins de l'export, de le rebaptiser "Taraf de Haïdouks", surfant, avec les succès que l'on sait, sur le caractère à la fois romantique et rebelle que véhicule le mot. 

Peinture naïve et approche ethnomusicologique 
pour le premier disque sorti en France 
de ceux qui allait devenir "Taraf de Haïdouks"...

...plus récemment : esthétique bohèmo-rurale 
surfant sur la mode des musiques festives balkaniques.

L'incroyable virtuosité de l'orchestre (selon moi bien meilleur que de nombreuses autres formations estampillées "Balkan", à commencer par le Kocani Orkestar, auxquels ils sont parfois accouplés, devenu une soupe de cuivres totalement insipide), alliée à un certain humour cabotin sur scène, semble illustrer ce choix, en dépit du côté "fabriqué" de la démarche...




On l'a vu, le terme "Hajduk" n'est pas propre à la Dalmatie, puisqu'on le trouve dans tous les Balkans, et ce n'est pas un hasard si le principal club de football de la région se l'est attribué. On l'a compris, on y retrouve la volonté d'indépendance et de résistance qui caractérise l'état d'esprit local. De ce fait, je reste persuadé que ce que véhicule le mot "Hajduk" est l'une des clé de compréhension de certains aspects de la mentalité balkanique : il fédère à la fois la culture du clan et du secret, le courage, la ténacité et la rébellion face aux agressions extérieures. 

Dans sa version sympathique, ça donne à la Dalmatie en particulier, aux Balkans en général, tout leur charme. On aime ce côté "village gaulois", cultivant ses spécificités, et toujours prêt à faire un bras d'honneur aux puissants. 

Mais du côté obscur de la force, cet esprit frondeur prend aussi le visage des brutes qui célèbrent bruyamment Karadzic en Serbie, Gotovina en Croatie...ces "héros" nationaux étant à leur façon un doigt d'honneur tendu aux "pieds tendres" de l'Occident. Le rejet du TPIY (sauf quand il acquitte des combattants de son camp), de l'UE, de l'Occident ou des purgeri s'inscrit dans cet héritage.  Je ne défends bien sûr pas les crétins qui vénèrent les chefs de guerre, et je préfère un régionalisme ouvert et capable de se moderniser, à la bretonne par exemple, à celui qui reste rétif à tout changement et influence extérieure... Mais, et sans absoudre les responsabilités locales, on n'en serait peut être pas là si l'Occident et l'UE étaient venus dans les Balkans avec un peu moins de paternalisme, de messianisme et d'arrogance néo-colonialiste. Cette attitude a braqué une partie des populations locales, qui , par réflexe, renouent avec l'esprit contestataire mais têtu des Haïdouks, parfois dans ses pires attributs. 


"Salutations de Dalmatie"

La Dalmatie se situe à la croisée des chemins : sa peur des primitivci, son rejet des purgeri, son affirmation balkanique et rebelle témoignent des champs de forces et des contradictions à l'oeuvre dans une région qui, des guerres yougoslaves au tourisme de masse, en passant par les fermetures d'usine, a subi des bouleversements de grande ampleur ces vingt dernières années. Elle est à sa façon un archétype de nombreux autres territoires de l'espace yougoslave.


Djecaci (prononcer "Dyétchatsi", "les garçons", "les mecs") - "Dalmacija".
Au delà des clichés, le caractère dalmate, ce n'est pas que de la galéjade et des lunettes de soleil. L'Histoire et la vie rude entre mer et montagne y ont formé un caractère fier mais parfois mélancolique, comme en témoigne cette chanson des rappers splitois : 
entre ennui, déprime, illusions perdues et envie d'aller de l'avant, la déclaration d'amour d'une jeunesse qui, malgré tout, aime passionnément sa région.

Les Dalmates sauront ils puiser dans le meilleur de leur esprit "haïdouk" pour se construire un avenir où leur culture et leur art de vivre inimitables sauront cohabiter harmonieusement avec le mouvement du monde ? La question reste entière... mais l'écoute des rappers dalmates (dont nous traduirons quelques chansons prochainement) et la lecture d'écrivains locaux, où s'expriment l'humour et le goût de la liberté propre à la région, autorisent un peu d'optimisme.

1 commentaire:

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