jeudi 9 août 2012

HARCELONS MITTAL !

(c) Tim Hales/AP
Numéro 1 mondial de l'acier, coqueluche du CAC 40 et de Forbes qui a classé son patron comme cinquième fortune du monde, Arcelor Mittal a le vent en poupe. La boîte du sémillant milliardaire indo-britannique Lakshmi Mittal est actuellement consacrée à Londres. Son Arcelor Mittal Orbit (photo ci-contre), inélégant mélange de mécano de ferraille et de montagne russe se regardant le nombril, est l'une des constructions qui signale, tel le phare à l'horizon, le Londres nouveau, celui des Jeux Olympiques qui envahissent actuellement nos écrans (entre deux giclées de sang syrien), et qui ont surtout envahi le modeste quartier de Stratford, dont l'ambiance bon enfant de village "cockney" ne sera bientôt plus qu'un souvenir

On l'a échappé belle à Paris, soit dit en passant, encore que Paris n'a pas attendu les hypothétiques JO pour virer la majorité de ses pauvres au delà du périph' mais c'est un autre débat...

Puisqu'on parle de pauvres, rappelons aussi qu'Arcelor Mittal est surtout connu, une fois sorti des pages "saumon" du Financial Times, pour sa chasse aux syndicalistes et son management implacable, préférant mettre sur la paille des ouvriers de Liège, de Florange ou d'ailleurs, plutôt que de vendre un appareil de production déliquescent à un acheteur qui pourrait le relancer et devenir un concurrent potentiel.

Il est vrai qu'on peut trouver moins cher ailleurs, avec un personnel bon marché et peu syndiqué...en Bosnie-Herzégovine par exemple, où Arcelor-Mittal a posé ses quartiers à la fois en "Fédération" (zone dite "croato-musulmane"), et en Republika Srpska (zone serbo-serbe). Comme ça, tout le monde est content.

Sauf qu'on va le voir, hormis les élus et quelques cadres sup' locaux, on n'est pas vraiment content de la présence d'Arcelor-Mittal en Bosnie-Herzégovine. Ce n'est pas que la population soit forcément opposée aux "investisseurs étrangers", mais la boîte s'est imposée sur place avec un mélange de mépris et de cynisme, digne du néo-colonialisme de la pire espèce.


Premier cas : Zenica (prononcer Zenitsa), 4e ville de Bosnie-Herzégovine (ci-dessus), une agglo d'environ 140 000 habitants, où Arcelor-Mittal a racheté les anciennes fonderies. Un matériel hors d'âge mais encore en état de marche, qui permet de produire à moindre coût l'acier du "numéro un de l'acier". Bien entendu, Mittal, tel le missionnaire venant évangéliser quelque fruste terre australe, est arrivé avec les promesses habituelles des "investisseurs" : une relance de l'économie locale et des emplois pour les pauvres hères qui ont survécu à la machine de mort des guerres des années 90. Les élus locaux, ravis de cette manne et du "label Mittal" du genre "nous on attire des boîtes étrangères", ont déroulé le tapis rouge. Mais pour l'ambiance "parc d'activités" avec bâtiments basse consommation et pelouse finement tondue où les cadres checkent en wifi la bourse de Francfort, il faudra repasser. L'usine de Zenica produit...de l'acier, bien sûr, mais aussi et surtout beaucoup de gaz toxiques, de particules fines, et un épais smog hivernal qui empoisonnent au sens propre, ou plutôt sale du terme, la vie des habitants.

Cet été, oubliez Dubrovnik et ses insupportables hordes de touristes.
Moins chère, plus intime, Zenica vous offrira des sensations authentiques !

Hormis le Monténégro qui a inscrit l'écologie dans sa constitution (sans doute pour mieux masquer les ravages urbanistiques du littoral!), quelques initiatives isolées, et quelques campagnes opportunistes, la cause de l'environnement en ex-Yougoslavie reste un concept vague, lointain et coûteux. Un luxe de riche, de surcroît peu compatible avec les intérêts à courts termes des oligarchies locales qui bétonnent et polluent à tout va. Un truc d'occidentaux moralistes qui sied peu au beaufisme local qui fait qu'on jette ses sacs poubelles en pleine forêt et ses huiles usagées dans les rivières.

Les guerres ont laissé elles aussi leur addition écologique. Les munitions utilisées par les belligérants étaient hautement cancérigènes. Les Occidentaux donneurs de leçons de "développement durables" ont également apporté leur contribution au saccage de l'environnement et de la santé publique, à grand renfort d'uranium appauvri durant leurs bombardements et autres interventions militaires...On commence à peine à mesurer les conséquences (cancers, leucémies, et malformations en nombre) de ces "dommages collatéraux". Bref, la guerre - même finie - continue de tuer. 

L'appareil industriel yougoslave, qui n'était de loin pas le pire en termes d'équipements et d'infrastructures parmi les pays dits "de l'est", a vu sa modernisation brutalement arrêtée avec le conflit. Les usines qui n'ont pas été détruites, celles qui n'ont pas été fermées après pour cause de trésorerie tarie ou de détournements de fonds, sont vieillissantes, et les moyens manquent pour les rénover et les adapter aux contraintes actuelles. L'absence de volonté politique, le clientélisme et le laxisme font le reste.

(c) Miljan Mitrovic

C'est dans ce contexte général que de nombreuses villes ex-Yougoslaves subissent des niveaux de pollution graves : en Serbie, la raffinerie de Pancevo (photo ci-dessus), dans la grande banlieue de Belgrade, défraye régulièrement la chronique, et en Bosnie-Herzégovine, c'est donc Zenica qui incarne la déchéance environnementale du territoire yougoslave.

Zenica et ses acieries Mittal: 
tout le charme vintage de la révolution industrielle ...à deux heures d'avion de Paris !

Dans ce Longwy bosniaque, Mittal produit sans se soucier des conséquences, à la fois sur ces propres employés, et sur l'ensemble de la population. Les pathologies professionnelles sur le site sont nombreuses, et le reste de la population n'est pas mieux lotie, notamment les enfants en bas âge et les personnes âgées, avec entre autres un taux supérieur à la normale de maladies respiratoires. 

Umrijeti za strojem : "Mourir derrière la machine"
Duo electro-indus de Zagreb, dont le nom rappelle les dures conditions de travail dans l'industrie lourde.

Arcelor Mittal a cependant promis dès 2007 des investissements phasés sur trois ans, avec jusqu'à 108 millions d'euros en 2009, pour moderniser le complexe et réduire la pollution, appelant encore et toujours "la population a rester patiente". Mais en réalité, ces promesses sont restées de belles intentions communiquées dans les médias par le service presse de la firme. Sur le terrain, la qualité de l'air est très mauvaise et les "niveaux d'alerte" et autres "standards" sont encore et toujours dépassés. Quant aux autorités, elles accusent, sans rire, via le conseiller au développement économique de la mairie, Muhamed Pasic, les conditions météo (!), les pollutions des particuliers (!), et en dernier lieu "les usines" du bassin de Zenica...en se gardant bien de nommer celle du puissant conglomérat mondial.

Dans cet enfer, pourtant, un sursaut s'est produit. Face à ce mépris, la population s'est soulevée, avec des manifestations régulières. Un "Eko-Forum" citoyen (galerie photo ici) s'est constitué et le mouvement civique "Dosta!" ("Assez!"), très actif en "Fédération", s'est engagé aux côtés des habitants.



Manifestation devant le siège de Mittal à Zenica.
Sur la pancarte : "Mittal Steel, empoisonneurs"
Photos (c) Almir Alic (1 et 3), Dado Ruvic (2)

Ces actions ont été relayées à l'étranger, notamment à travers d'autres organisations dans le monde qui luttent contre les écarts (et ils sont nombreux) d'Arcelor Mittal (voir liens en fin de post).

Benjaz, de Zenica : une réponse dubstep à Arcelor Mittal

La situation n'a pour l'instant pas changé à Zenica mais les militants écologistes de la cité ne sont plus seuls et isolés. A suivre donc...


Prijedor
La ville où les anciens déportés ont le droit de fermer leur gueule.

Deuxième cas, celui de Prijedor (prononcer Priyédor), bourgade au nord est de Banja Luka, dans l'entité serbe de Bosnie Herzégovine. Ici point de pollution de l'air, plutôt une pollution des esprits. Prijedor, pour mémoire, fut durant la guerre le siège de plusieurs camps de concentration où furent déportés, torturés, violés et assassinés plusieurs milliers de non-Serbes. L'un de ces camps, le tristement célèbre Omarska, fut une mine de fer avant la guerre. Une mine qu'Arcelor Mittal a eu le bon goût de racheter, avec la bénédiction des autorités serbo-serbes de la ville, ravies de tourner la page de l'horreur qu'elles se plaisent à dissimuler, en "accueillant une entreprise étrangère qui va créer des emplois". Refrain connu. 
D'autant que, comme chacun le sait depuis 1933, "le travail rend libre".

Dans un pays "normal", un ancien camp de concentration serait sanctuarisé, et se transformerait rapidement en lieu de mémoire, avec musée, témoignages, plaques commémoratives, lieux de recueillement et éventuellement oeuvres d'art symboliques tentant à la fois d'exprimer et de sublimer les horreurs passées. C'est le cas des anciens camps nazis en Allemagne, en Pologne ou ailleurs, et l'Allemagne a entrepris un travail de mémoire exemplaire, il est vrai poussée au départ par une jeunesse hippie découvrant horrifiée que ses aînés lui cachait de bien lourds secrets. 

Monument au camp de Dachau

Mais pas besoin de lire Yougosonic régulièrement pour comprendre que la Bosnie-Herzégovine est tout sauf un pays "normal" et que la catharsis à l'allemande n'a pas eu lieu. Le contexte est différent, et les jeunes ex-Yougoslaves n'ont pas eu, comme les jeunes allemands des 60's, le pouvoir d'achat et un monde en pleine phase d'ouverture, leur permettant de voyager et notamment de rencontrer sur les routes chères à Jack Kerouac des jeunes routards juifs américains ou israëliens, leur ouvrant peu à peu les yeux. Mais refermons la parenthèse : à Omarska, l'horreur, la souffrance, les massacres ont été purement et simplement "privatisés", pour reprendre l'expression de notre amie l'Etoile Noire, avec qui j'évoquais un jour le cas Mittal.

L'entreprise a bien sûr promis qu'un mémorial serait érigé, grand prince, sur ses deniers, mais en réalité, ce mémorial, les familles des victimes et les survivants d'Omarska ne l'ont toujours pas vu. Beaucoup plus grave encore, le site étant "privatisé", son accès n'est pas possible sans l'aval de la direction du camp...pardon...de la mine. Or, depuis plusieurs mois, Arcelor Mittal interdit purement et simplement aux familles de victimes ou aux victimes elles mêmes le droit d'entrer sur le site pour se recueillir.

"Accès interdit / Attention câble électrifié"
Hier des barbelés pour empêcher de sortir
Aujourd'hui un câble électrifié pour empêcher d'entrer

Cette attitude s'inscrit dans un contexte global de total déni des crimes commis par les nationalistes serbes, au pouvoir dès 92 à Prijedor, perpétrés sur les Croates et Bosniaques de la commune. Le maire actuel, Marko Pavic, un Serbe bon teint, interdit l'usage du mot "génocide" et refuse toute commémoration publique dans sa commune, arguant que celles ci seraient une provocation susceptible de fragiliser la paix. Ben voyons ! Tout est calme, on n'est pas bien, là ? Vous n'allez pas provoquer de nouvelles tensions !...Vieux principe consistant à reporter la culpabilité sur les victimes. Comme l'argument des emplois, invoqué en choeur par les Mittal, les élus locaux et autre Kusturica (à Andricgrad), l'argument de la paix est le refrain imparable qui empêche tout travail de mémoire, de deuil et de justice chez les anciens déportés d'Omarska.

"Mittal Mines Prijedor
Mine 'Omarska' "

Aujourd'hui, la position de l'entreprise est de botter en touche en acceptant de construire un mémorial seulement si les différentes communautés de Prijedor parviennent à s'entendre sur le contenu de celui-ci...Une "entente" qui n'a aucune chance d'aboutir dans le contexte actuel. Qu'un géant mondial capable d'influer sur l'économie de nombreux pays baisse ainsi la queue face à un petit potentat local balkanique laisse pantois. On est loin de l'humanisme, certes paternaliste, mais néanmoins éclairé, de certains patrons d'industrie du XIXe siècle...En conditionnant de cette façon la construction du mémorial, Mittal se montre donc complice du révisionnisme des autorités serbes, faisant écho de manière troublante aux complicités passées de ses illustres prédécesseurs de Krupp, autres géants de l'acier qui furent les forgerons - au propre comme au figuré - de l'Allemagne nazie en pleine course aux armements. Certes la comparaison s'arrête là !! Et n'abusons pas de notre quota de points Godwin ici... Mittal n'arme pas les Serbes et n'a pas pris fait et cause pour la Grande Serbie comme le fit pour le nazisme la célèbre dynastie allemande, immortalisée par Visconti. Il se tamponne probablement des enjeux géopolitiques locaux, l'important étant que ceux ci ne l'empêchent pas de faire des affaires, et en l'occurrence ici, il préfère garder les bonnes grâces du petit despote local qui terrorise toujours les "non-Serbes" de la ville par différentes pressions et intimidations. 
Business as usual ! Les affaires sont les affaires. Le passé est le passé. On ne va pas quand même pas se faire emmerder par quelques pleureuses qui remuent des histoires d'il y a 20 ans, pas vrai ?


Unutrasnja Emigracija, anarcho-punks antinationalistes de Prijedor
Ils dénoncent la "transition",  concept de la novlangue post-yougoslave, qui livre les économies locales aux entreprises mondiales.
Les capitaux circulent sans entraves ni visas, pour les populations, c'est autre chose, rappelle la chanson.



On retrouve ici le cynisme décomplexé d'un Benetton, dont on avait décortiqué la démarche l'an passé (à relire ici). Comme la pub et son monde consensuel en quadrichromie, les "world-companies", bras armé d'une économie de marché en roue libre, ne dédaignent pas si besoin, de côtoyer les fantômes des industries de l'horreur et de la mort. 


Les flammes de "l'économie de mort" (c) Autopsia en 1985. 
Ce collectif pluridisciplinaire interroge depuis ses débuts le fonctionnement mortifère et déshumanisant de nos démocraties libérales.

L'Arcelor Mittal Orbit est construit en partie avec des métaux puisés dans les grottes d'Omarska, là même où furent jetés des centaines de cadavres de déportés, il y a 20 ans.
Et Lakshmi Mittal a poussé l'égocentrisme jusqu'à porter la flamme olympique à l'inauguration des J.O. au grand dam de nombreux syndicalistes européens. Pour les victimes du conflit yougoslave, cette flamme, symbole païen aux nombreuses ambivalences, rappelle le feu de la terreur dévorant les villages bosniaques.


Les associations de victimes ont réclamé, fin juin, que la tour devienne le mémorial en exil des camps de Prijedor. Une demande restée sans suite à ce jour. En parallèle, une vaste campagne contre le déni de génocide s'est structurée depuis plusieurs mois, avec différentes actions, dont celle, que nous avions relayée, du "brassard blanc". Une visite des différents lieux de déportation, est organisée cet été à l'initiative de différentes ONG, dont l'asso lyonnaise Mir Sada.

Le 5 août 2012, en plein centre de Prijedor, les participants à la "marche pour l'égalité et le droit au souvenir" ont écrit le mot "Génocide ?" avec des cartables d'écoles portant les noms des 123 enfants morts en 1992 dans cette commune.
Le maire de Prijedor vient d'ordonner des poursuites policières contre les organisateurs...
Photo (c) Udruzenje Gradjana Optimisti

Enfin une pétition a circulé sur le net pour exiger de Mittal qu'il redonne accès du site aux victimes, et honore sa parole en construisant un mémorial à Omarska.


Ceci était notre humble contribution à lever le voile sur l'attitude d'Arcelor Mittal en Bosnie-Herzégovine. Chers lectrices et lecteurs, n'hésitez pas vous aussi à relayer ces infos dans vos réseaux si vous vous sentez concernés. Harcelons Mittal !
QUELQUES LIENS POUR CELLES ET CEUX QUI VOUDRAIENT CREUSER LE SUJET :

Le site de l'ONG "Stop Genocide Denial" qui lutte pour la reconnaissance du génocide perpétré sur les non-Serbes en Bosnie-Herzégovine.

Ecrire au maire de Prijedor pour lui demander de changer d'attitude face aux associations de victimes et en particulier de ne pas poursuivre les organisateurs de l'action du 5 août dernier.

Pour en savoir plus sur les nombreux écarts d'Arcelor Mittal, ce blog en anglais les recense méthodiquement. 

A lire également, ce blog d'un survivant d'Omarska installé au Pays-Bas (en anglais), qui revient très largement sur l'ensemble de l'histoire du site, du camp de concentration à la mine gérée par Mittal, et aux problématiques qui y sont liées.

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