mardi 8 mars 2011

NOS ANCETRES LES VAMPIRES

« Je suis normal » (« Ja sam normalan »), tel est le nom de l’album de Grof Djuraz (prononcer Grof Djiouraz), l’un de artistes de Bosnie-Herzégovine (BiH) les plus intéressants du moment. 


La Republika Srpska : le mot "démocratie" y est pour ses habitants comme le nom du pays pour les touristes : imprononçable

Le « Comte Djuraz » vit à Banja Luka, la capitale de la Republika Srpska (RS), l’entité serbe de la BiH, née des accords de Dayton qui mirent fin à la guerre…Une république bananière en cyrillique où les grands frères de Belgrade écoulent leurs produits, ce qui fait – entre autres - qu’on y trouve partout l’insipide Jelen Pivo (made in Serbia) et non la goûteuse Sarajevsko Pivo.  Quand son homme fort Milorad Dodik – hybride du nationaliste flamand Bart de Wever et du président biélorusse Loukachenko - ne menace pas de séparatisme, ne fait pas virer un journaliste insolent, ne minimise pas les crimes de guerre, ne pavoise pas avec son pote Kusturica à Visegrad en vue d’y construire un nouveau Küstendorf avec l’argent public, et ne place pas une people sexy de la télé dans son cabinet, ouf ! – il règne en RS un profond ennui. Une léthargie doublée du sentiment que la marche du monde ne passe pas loin mais pas par ici, à l’image de l’autoroute Zagreb-Belgrade (ex- « Fraternité et Unité » pour les yougonostalgiques), située à 35 km au nord de Banja Luka, mais qui évite soigneusement ce paradis ethniquement modifié.Voilà pour le contexte.


 Grof Djuraz : un mec normal dans un pays qui ne l'est pas


Grof Djuraz est un musicien, penseur, artiste, écrivain, un touche à tout qui écrit occasionnellement dans les médias indépendants de la RS des chroniques aigres douces sur le quotidien de ceux qui y habitent. C’est un satiriste dont le travail musical est un regard acide sur la vie dans cette Bordurie plus Bilal que Hergé. Ce n’est pourtant pas directement du rock engagé. Grof Djuraz décrit ce qu’il voit, plus en observateur sarcastique, qu’en rebelle indigné,  fustigeant avec cynisme la bêtise, la lâcheté, les mœurs en vigueur dans les Balkans où comme il dit dans Balkan Ska Ruta « la règle numéro un, c’est de bien entuber son prochain ».



Il raille aussi les archaïsmes, les peurs irrationnelles, les angoisses et les haines multiséculaires qui font que les Balkans stagnent dans la méfiance et les tensions. C’est le thème de la chanson « Strah » (« la peur »), où l’on a peur de tout et de tous, des Tchetniks, des Oustachis, des Balije (*), des Albanais, des guerres… Peur de demain, d’après demain…Peur du diable et des sorcières…




Ce thème de la peur revient souvent chez Grof Djuraz, qui s’affiche parfois sur scène et dans ses clips affublé d’un ridicule costume de vampire. Le vampire, un mot d’origine serbe (merde! Encore un sale coup pour l’image de la Serbie), renvoie ici aux croyances irrationnelles balkaniques, mais aussi précisément à l’Histoire sanglante de cette région du monde. « Les Balkans transpirent la mort » nous dit encore Grof Djuraz, dont le nom « Comte Djuraz » évoque celui d’un cousin du comte Dracula.


De Vlad l'Empaleur...

 ...au Radovan de Pale, une Histoire sanglante


Accessoirement, ce look vampirique est peut être aussi une métaphore plus large de la situation Bosnienne : un pays dont les politiques sucent les richesses et le potentiel, un pays dont l’Occident et l’UE sucent les espoirs et les perspectives …un sentiment fort partagé en BiH.
Sa verve n’épargne rien ni personne, des vétérans de la guerre aux minettes qui s’allument sur les mecs friqués et leurs grosses bagnoles, en passant par le haut représentant de l’ONU en Bosnie


 
 
A l’écoute de « Ja sam Normalan », on est surpris par la légèreté de l’ensemble et la variété des styles. Une nette dominante ska avec des incursions en territoire reggae dub, pop rock, chanson, blues et un soupçon de mélopées balkaniques pour la couleur locale.



Grof Djuraz : look gothique pour ska cynique

Une démarche qui s’inscrit dans une tradition satirique que l’on retrouve un peu partout en ex-Yougoslavie, voire dans toute l’Europe de l’est, où sous un rock de facture à priori « normale », se cache un humour grinçant et la grandiloquence d’une farce tragi-comique. A l’écoute de Grof Djuraz, tout semble à priori en ordre, comme le nom de l’album le sous-entend, mais un je-ne-sais-quoi semble vous dire de temps en temps que, quand même, il y a quelque chose qui cloche.
En attendant, le comte Djuraz, grand seigneur, offre à qui le veut son nouveau CD en téléchargement libre, c’est ici que ça se passe. Enjoy ! 

             
(*) Termes péjoratifs désignant respectivement les Serbes, les Croates et les Musulmans
 

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